4° Prédication Saint Joseph le Juste

4° conférence Jeudi 16 septembre 2021

Saint Joseph, le juste

Monseigneur François Garnier aimait beaucoup emmener des pèlerins en Terre Sainte. A Nazareth, il ne conduisait pas son groupe dans la maison officielle de la sainte Famille …mais dans une autre « maison vénérée » du Ier siècle, trouvée sous une cour de la propriété des Religieuses de Nazareth.

Des fouilles permettront de mettre au jour, outre les restes de cette habitation, plusieurs grandes grottes avec des tombeaux, une chambre sépulcrale juive avec une pierre roulante de la période hérodienne (Ier siècle) et une crypte creusée dans le rocher avec un autel qui pourrait bien être  le tombeau de Joseph.

L’évêque gaulois Arculfe, décrira en 670  avant J.C. ce lieu comme la «maison dans laquelle le Seigneur notre Sauveur a été nourri». Mais quand les sœurs ont acheté le terrain sans savoir tout cela, les gens de Nazareth disaient qu’il y avait là… « le tombeau du juste » ou « le tombeau du saint »

J’aimerais aujourd’hui, vous parler de Joseph, juste, saint. C’est clair que Joseph parle peu et qu’on parle peu de lui dans la Bible ! Si l’on fait l’inventaire des textes où il est présent :

•dans les  Evangiles de l’Enfance, Joseph intervient en personne 9 fois (6 fois chez Matthieu et 3 fois chez Luc)

• dans d’autres  passages, il est uniquement nommé comme père de Jésus : 4 fois (2 fois chez Luc et 2 fois chez Jean)

Soit 13 fois plus 2 si on compte les généalogies.

En revanche, il est beaucoup plus présent dans des textes apocryphes, donc tardifs et non retenus dans les évangiles canoniques  : notamment, le Protévangile de Jacques (ou « Nativité de Marie »). Apocryphe grec du IIe siècle Quoique non canonique, ce texte contient nombre de traditions qui ont beaucoup influencé la piété populaire et l’art au fil des siècles.

J’aime ce qu’écrit un diacre, Dominique Maerten, en commentant cette discrétion de Joseph : « L’humilité, la discrétion, l’effacement de « Joseph le silencieux » pourraient être une première leçon pour nous : comme Marie, il n’attire pas à lui les regards, il n’existe que pour nous révéler quelque chose de Jésus. Il n’existe que pour lui et par lui. Ce pourrait être aussi une règle de nos existences : témoigner par notre vie, même – et surtout humble – du Christ »

Mais Joseph parle autrement ! Il parle par ses actes. Cela se vérifie dans les 3 songes qui rythment l’Evangile de l’Enfance selon Matthieu. Il est facile de reconnaître dans le récit de ces trois songes un même modèle littéraire, donc une construction théologique. Ils obéissent tous au même schéma :

1) Une situation

2) Une apparition de l’ange au cours d’un songe (une façon conventionnelle d’évoquer une inspiration divine)

3) Un ordre de mission

4) L’exécution de cet ordre Sans discussion, sans demande de précision.

5) Une citation prophétique qui accomplit l’Ecriture

Au cours de ces trois révélations, Joseph reçoit de Dieu un ordre qu’il exécute aussitôt

« Joseph fit comme l’ange lui avait dit » en d’autres termes, Joseph agit en tout suivant la volonté divine :

  1. épouser Marie
  2. partir en Egypte
  3. revenir à Nazareth.

Son obéissance, sa fidélité à la volonté de Dieu lui sont comptées comme justice.

On retrouve ici quelque chose de Jésus en sa passion « Non pas comme je veux, mais comme tu veux ».

Et chacun de ces épisodes se termine par une mention de l’accomplissement d’une prophétie. Grâce à Joseph les promesses divines contenues dans l’Ancien Testament sont réalisées. Encore un fait de justice.

Saint Joseph est un homme d’action. Il parle peu mais ce qu’il fait est éloquent. Il pose des actes.

La parole = dabar en hébreu, ce qui se traduit aussi par action. La Parole est action. Dire, c’est faire et faire c’est dire. On dit parfois « grand causeux, petit faiseux » ! Joseph est un « petit causeux (dans le NT) mais un grand faiseux ! »

Ses actes disent et parlent, son l’éloquence de Joseph. C’est un homme d’action

En cela, il est vraiment Fils d’Abraham = il accomplit ce que Dieu dit. En cela, il est juste.

Je voudrais m’émerveiller avec vous des actes justes de Joseph, plus encore de sa foi d’homme juste. Je me limiterai à 4 points.

  • Joseph et son FIAT
  • Joseph et l’inouï de Dieu
  • Joseph l’aventurier de Dieu
  • Joseph le musicien de Dieu

1° Dans une interview sur Radio Notre Dame, Sr Frédérique Oltra, Carmélite de St Joseph, choisit le mot « FIAT » ! normalement réservé à Marie pour évoquer Joseph : « il va faire aussi un « fiat »,ce qui signifie : « qu’il soit fait », « que cela arrive » !)», il va accepter comme la Vierge : il vit aussi l’abandon total ».

Mais ne pensons pas que le Fiat de Joseph ait rendu sa route toute facile, toute claire (j’y reviendrai dans le point 3) ! pas davantage que le Fiat de Marie n’a rendu sa route évidente.  Je suis étonné de ce passage de l’Evangile en Marc 3,21 : « Les parents de Jésus, ayant appris ce qui se passait, vinrent pour se saisir de lui; car ils disaient: Il est hors de sens ».

  Louis Evely, un auteur catholique, pour évoquer la fidélité,  écrit ceci : il s’agit de  « continuer à croire dans la nuit à ce qu’on a vu dans la lumière » n’est-ce pas justement le cas de Joseph ?

 Je pense que Joseph avait toutes les raisons pour être amer…

  • Son projet de mariage est plus que perturbé… Ce qui aurait pu être un évènement simple… devient compliqué… Fiancé (c’est-à-dire quasiment marié pour des juifs), Joseph était sans doute en train de préparer la maison commune pour venir chercher dans une fête son épouse et la ramener chez lui.

Et, en homme juste (1, 19) désirant respecter la loi, le voilà placé devant un choix terrible

°convaincre Marie d’adultère et donc la vouer à la lapidation

ou bien

                  °la répudier, c'est-à-dire rompre le contrat matrimonial qui l’unissait à elle pour ne pas s’approprier un enfant qui n’était pas le sien.

Dans les deux cas, Marie était bannie de la société.

Bien-sûr, l’ange du Seigneur l’éclairera mais, tout de même il avait là de quoi passer quelques nuits blanches…

  • La suite du parcours pourrait également rendre Joseph amer
    • la naissance qui ne peut s’effectuer à Nazareth ; il faut se mettre en route vers Bethléem
    • le manque de place. Les siens ne L’ont pas accueilli (la Croix se profile déjà, à l’horizon.)
    • la naissance dans une étable
    • la fuite en Egypte à cause de  la menace de mort… comment ne pas penser à l’angoisse de ceux qui, dans des circonstances analogues, voulaient quitter Kaboul à l’arrivée des talibans ?.…
    • la vie d’exilés en Egypte, dans une terre étrangère
    • les 3 jours d’absence de Jésus et sa réponse forcément  douloureuse pour un père adoptif : « je dois être dans la maison de mon Père »…

Tant de fois, Joseph aurait pu jeter le tablier ou se plaindre… Lui qui ne désire que la réussite du plan de Dieu rencontre tant d’  épreuves …

Et pourtant, le FIAT de Joseph est doux, sans amertume ! Quelle leçon pour nous ! Nos « oui » sont parfois tellement abimés par nos amertumes… Car nous pourrions écrire une liste similaire pour nous-mêmes !

  • L’amertume de ne pas connaître la réussite sociale ou familiale que d’autres connaissent
  • L’amertume d’avoir une famille parfois bien  compliquée ..
  • L’amertume d’une carrière professionnelle moins fluide ou brillante
  • L’amertume de passer inaperçu ou de n’être jamais remercié, embrassé ..
  • L’amertume d’une santé fragile… ou d’ennuis qui semblent voler en escadrille…
  • L’amertume des prières non exaucées…

 Alors, tournons-nous vers Joseph et prions-le ! Qu’il nous aide à prier ce cantique d’Isaie :

"Je disais : Au milieu de mes jours, je m'en vais ;

j'ai ma place entre les morts pour la fin de mes années.

Je disais : Je ne verrai pas le Seigneur sur la terre des vivants,

plus un visage d'homme parmi les habitants du monde !

Ma demeure m'est enlevée, arrachée, comme une tente de berger.

Tel un tisserand, j'ai dévidé ma vie : le fil est tranché.

À regarder là-haut, mes yeux faiblissent : Seigneur, je défaille ! Sois mon soutien !

Oui, tu me guériras, tu me feras vivre : mon amertume amère me conduit à la paix".

Psaume impressionnant dans lequel le prophète Isaïe « vide son sac »,  crie son amertume… mais finit par la  prière dans un   cri de confiance.

Je pense aussi à Saint François d’Assise. Après un départ flamboyant (5000 frères le rejoignent en quelques années), le trouble s’installe. Des frères nouvellement arrivés dans le jeune et puissant ordre remettent en cause la règle de Saint François, l’estimant trop radicale. Oubliant l’idéal de Pauvreté, ils veulent des biens, des propriétés, de beaux monastères, de belles bibliothèques pour rivaliser avec les autres ordres religieux… Les frères mineurs ne veulent plus du tout être mineurs ! mais égaux ou supérieurs !!!

François, déjà amer, se retire dans un ermitage et son âme saigne… emplie d’amertume et de tristesse. Il est inquiet pour le jeune ordre qu’il estime menacé, il se sent trahi et même oublié de Dieu.

Sœur Claire d’Assise le rassure …  « Dieu ne partage pas nos craintes, ni notre fierté, ni notre impatience. Il sait attendre comme seul Dieu saint attendre. Il espère toujours. Jusqu’à la fin ». Et la jeune prieure poursuit « je suppose que l’une des sœurs de cette communauté (Saint Damien, là où François a reçu l’appel) vienne s’accuser d’avoir cassé quelque objet par suite d’une maladresse ou d’un manque d’attention, je lui ferais sans doute une observation et je lui donnerais une pénitence, comme il est d’usage. Mais si elle venait me dire qu’elle a mis le feu au monastère et que tout est brulé ou presque, je crois qu’à ce moment-là, je n’aurais rien à lui dire. La destruction d’un monastère, c’est là une trop grosse affaire pour que j’en sois troublée profondément. Ce que Dieu a lui-même bâti ne saurait tenir à la volonté ou au caprice d’une créature. C’est autrement solide » ( Sagesse d’un pauvre chapitre 6 - Eloi Leclerc)

Lors d’une visite de frère Léon à saint Damien, sœur Claire donne ce conseil pour que ce frère inquiet soutienne saint François : « que l’amertume ne prenne pas racine dans son cœur. Il ne suffit pas que le grain lève et qu’il porte du fruit. Il faut veiller à ce que le fruit ne soit pas amer. L’amertume guette toute maturité. Elle en est le ver rongeur. Là est le danger, frère Léon » (Sagesse d’un pauvre ,chapitre 3 -Eloi Leclerc)

François retrouvera progressivement la paix dans un Fiat qui ressemble à celui de Joseph, le Fiat d’un homme juste, ajusté à Dieu.

Saint Joseph n’a pas lu le livre d’Eloi Leclerc ,  Sagesse d’un pauvre mais il a sûrement lu et médité le psaume 33… Il l’a vécu, en tous cas et il nous invite à le vivre :

C’est le chant de Taizé, inspiré du psaume 33 : « Qui regarde vers Dieu resplendira, sur son visage plus d'amertume… »

Le pape François disait récemment lors de l’Angelus (en septembre 2021) : « la colère, le ressentiment et la tristesse ferment les portes de Dieu »

2° Un homme juste qui entre dans l’inouï de Dieu.

Le 19 mars 1992, jour de la saint Joseph, son saint patron, le Cardinal Ratzinger a prononcé une belle méditation dans la chapelle des sœurs de la Mère douloureuse à Rome. Le futur pape méditait,dans l’appartement d’amis à partir d’une représentation de saint Joseph.

Il s’agissait du relief d’un autel portugais baroque montrant la nuit qui précéda la fuite en Egypte. 

« …Ce Joseph est pour ainsi dire prêt à bondir. Il est prêt- comme cela est dit dans la passage de l’Evangile lu aujourd’hui- à se lever et à exécuter la volonté de Dieu ( cf Mt 1, 24; 2, 14). Il touche, ce faisant, à ce qui est le centre de la vie de Marie et qu’elle exprime à l’heure décisive de sa vie : Me voici ! Je suis la servante du Seigneur!” ( Lc 1, 38). La même chose s’applique à Joseph : cette disponibilité à se lever : ” Vois, je suis ton serviteur! Prends-moi!»

Le cardinal fait également allusion à l’avertissement que Jésus donne à Pierre : ” Tu seras conduit là où tu ne voudrais pas. ( Jn 21, 18). Joseph, l’homme disponible… était là pour se laisser conduire même là où il ne le voulait pas. Toute sa vie est une succession de tels chemins acceptés .

Nous pourrions ici faire allusion aux participants  des Jeux para olympiques où tous  ont dû consentir à leur handicap pour devenir de vrais  athlètes capables de faire oublier cet handicap, et même de gagner ; leur vie est également toute une  succession de chemins acceptés .
Mais poursuivons avec le cardinal : « (Joseph) ne prend pas possession de sa vie, mais il la donne. Il ne réalise pas un projet qu’il a conçu avec ses propres capacités, et avec sa propre volonté ; il se place au contraire entre les mains de Dieu, se défait de sa volonté pour l’intégrer dans celle de l’Autre, dans la volonté supérieure de Dieu; là précisément où se trouve la vraie perte de soi, l’homme se trouve. Oui, c’est seulement dans la perte de nous-mêmes, dans le don de soi, que nous pouvons nous recevoir. »

Saint François dira :

"O Seigneur, que je ne cherche pas tant à
être consolé qu’à consoler,
à être compris qu’à comprendre,
à être aimé qu’à aimer.

Car c’est en se donnant qu’on reçoit,
c’est en s’oubliant qu’on se retrouve,
c’est en pardonnant qu’on est pardonné,
c’est en mourant qu’on ressuscite à l’éternelle vie.”

Je suis persuadé que Joseph est décrit dans cette belle prière qu’il a vécue saintement

J’aimerais chanter avec vous ce chant qui a été écrit par Anne-Sophie Rahm mais qui pourrait avoir été écrit par Saint Joseph lui-même :

Regardez l'humilité de Dieu
Regardez l'humilité de Dieu
Regardez l'humilité de Dieu
Et faites-lui hommage de vos cœurs

Faites-vous tout petits
Vous aussi devant Dieu
Pour être élevés par lui
Ne gardez rien pour vous
Offrez-vous tout entier
À ce Dieu qui se donne à vous

3° un aventurier de Dieu

Difficile de ne pas voir se profiler derrière l’image de Joseph celle d’Abraham ! « Pars de ton propre pays, de la maison de ton père, dans le pays que je te montrerai. ( Cf Gn 12,1; 26,3: He 11, 8 s.) ».

Abraham partira vers le pays que Dieu indiquera. L’essentiel pour lui n’est pas de savoir où on va mais avec qui on  va. Il sait qu’il marche avec Dieu. L’épître aux Hébreux nous dit qu’à cause de sa foi, Abraham fût « compté comme juste ». Comme Joseph ! Et pour la même raison.

Je peux imaginer  Joseph tirant l’âne portant Marie et méditant sur le départ d’Abraham à l’appel de Dieu.

En cela, ils ont accompli ce que dit la 1° épitre de Pierre et l’épitre aux hébreux : « vous êtes des étrangers, des pèlerins et des hôtes ( 1P1, 1, 17; 2,11; He 13, 14). Car notre chez nous- ou comme nous le dit saint Paul dans l’épître aux Philippiens- notre cité est dans les cieux ( Ph 3, 20).

Pensons aussi  au Psaume 112 qui, dans la Bible de Jérusalem, s’intitule "l'éloge du juste" et qui pourrait être un résumé de la vie de Joseph!  Dans les versets 7 et 8, il est écrit "Il ne craint pas d'annonces de malheur, ferme est son cœur, confiant en Yahvé: son cœur est assuré il ne craint pas."

  Voilà le cœur du vrai aventurier de Dieu ... tellement solide dans son cœur qu'il ne craint aucune mauvaise nouvelle!

 Quel contraste avec nous! ! !!! ( faut-il donc toujours nous comparer avec plus grand que nous ? C’est tellement évident ! et vous l ‘avez déjà dit ou suggéré …C’est écrasant à force…non ?) 

Benoît XVI dans l'homélie de l'ouverture de l'année de la foi, sur la métaphore des voyages selon le livre de Sir 34,9-13 a déclaré :

" le voyage est une métaphore de la vie et le voyageur sage est celui qui a appris l’art de vivre et est capable de le partager avec ses frères – comme c’est le cas pour les pèlerins sur le chemin de Saint-Jacques ou sur les autres voies qui ont connu récemment, non par hasard, un regain de fréquentation. Comment se fait-il que tant de personnes ressentent le besoin de parcourir ces chemins ? Ne serait-ce pas parce qu’ils trouvent là, ou au moins y perçoivent quelque chose du sens de notre être au monde ? Voici alors la façon dont nous pouvons penser cette Année de la foi : un pèlerinage dans les déserts du monde contemporain, au cours duquel il nous faut emporter seulement ce qui est essentiel : ni bâton, ni sac, ni pain, ni argent et n’ayez pas deux tuniques – comme dit le Seigneur à ses apôtres en les envoyant en mission (cf. Lc 9,3) – mais l’Évangile et la foi de l’Église. "

4°Joseph joue la musique de Dieu, si je peux dire. Et avec Aisance ! J’aime ce poème de Madeleine Delbrêl : « La joie de croire » paru aux éditions du Seuil en 1968 qui parle si bien de nous, qui parle si bien de Joseph !

Madeleine Delbrêl, née le 24 octobre 1904 à Mussidan, en Dordogne, et morte le 13 octobre 1964 à Ivry-sur-Seine, dans le Val-de-Marne, est une mystique catholique et assistante sociale française:                                                                                                     

« Notre grande douleur, c’est de vous aimer sans joie, ô vous que nous « croyons » être notre allégresse ; c’est d’être cramponnés sans aisance et sans grâce à votre volonté qui nous meut dans nos jours.

Notre grande douleur, ô Seigneur, c’est d’entendre un artiste jouer la musique des hommes en se laissant porter par elle sans fatigue, en rencontrant à travers l’acrobatie de l’harmonie une vague d’amour qui n’a que taille d’homme.

C’est peut-être de lui qu’il nous faudrait apprendre à jouer votre amour, nous, pour lesquels cet amour est trop grand, est trop lourd.

J’ai vu un homme qui jouait un chant tzigane sur un violon de bois, avec des mains de chair.

Dans le violon se rencontraient son cœur et la musique.

Ceux qui l’écoutaient n’auraient jamais pu deviner que ce chant était difficile ; que longtemps il avait fallu suivre les gammes, briser ses doigts, laisser les notes et les sons s’enfoncer dans les fibres de sa mémoire.

Son corps ne bougeait presque pas, sinon les doigts, sinon les bras.

S’il avait longtemps travaillé pour posséder la science de la musique, c’est la musique qui maintenant le possédait, qui l’animait, qui le projetait hors de lui-même comme un enchantement sonore.

Sous chaque note qu’il jouait on aurait pu retrouver une histoire d’exercices, d’efforts, de lutte ; et chaque note s’enfuyait comme si son rôle était fini quand elle avait tracé par un son juste, exact, parfait, le chemin d’une autre note parfaite.

Chaque note durait ce qu’il fallait. Aucune ne partait trop vite. Aucune ne s’attardait.

Elles servaient un souffle imperceptible et tout-puissant.

J’ai vu de mauvais artistes contractés sur de morceaux trop difficiles. Leur jeu montrait à tous la peine qu’ils prenaient. On entendait mal la musique tant il fallait les regarder.

Notre grande douleur, c’est de jouer sans joie votre belle musique, Seigneur qui nous mouvez de jour en jour.

C’est d’en être toujours au temps des exercices, au temps des efforts disgracieux.

C’est de passer parmi les hommes comme des gens chargés, sérieux et malmenés.

C’est de ne pas étendre sur notre coin du monde parmi le travail, la hâte et la fatigue, l’aisance de l’éternité. »

 

 

 

Article publié par emmanuel canart • Publié le Samedi 02 avril 2022 • 572 visites

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